Angéla Von Neumann, née le onze du mois d’août deux mille cent quatre-vingt un. Taille : quarante-neuf centimètres. Poids : trois mille deux cent cinquante grammes. Sexe : féminin. Âge : ben… quelques secondes, tout au plus. Ses parents exultent. Du moins, c’est le cas de son père qui est parvenu à ne pas s’évanouir. Sa mère, elle, souffre encore un peu et récupère avant de pouvoir la prendre dans ses bras. Tout le monde est content. Tout le monde est heureux. Le cordon est coupé, une nouvelle vie vient de commencer.
La petite Von Neumann était une jeune fille tout ce qu’il y a de plus normal. Née à Pēcs au début des années quatre-vingt, elle grandit dans un environnement tout ce qu’il y a de plus simple, sobre et paisible. À l’époque, le régime hongrois était déjà aussi laxiste qu’il l’est aujourd’hui. Aussi, la situation dans laquelle ses parents l’amenèrent au monde n’a rien à voir avec les turbulences quotidiennes de Venise. L’Europe de l’Est est certes régulièrement agitées par quelques révolutions, prises de pouvoirs, insurrections matées et écrasées, bains de sang, tricheries, et tout un tas d’autres évènements plus ou moins appréciable, mais les gouvernements n’en sont finalement devenus que plus amorphes. Particulièrement celui de Budapest, à cette époque si particulière. C’est cela qui poussera la gamine à vouloir réveiller son monde. Mais ce n’est que bien plus tard. Pour l’instant, tout allait bien, et peut-être même de trop.
Angéla a sept ans, elle mesure un mètre vingt pour quinze kilos. Pas de quoi s’extasier ni d’en faire un drame. Peut-être est-elle un peu maigre, mais ce n’est pas le sujet. En fait, cette année-là, la jeunette fit connaissance avec sa passion. Et depuis, il faut dire qu’elles ne se sont jamais quitté. Que ce soit dans les moments de joie ou de malheur, la photographie devint le nouveau témoin de son existence. Dorénavant, il ne serait plus possible d’oublier quoi que ce soit. Toute sa vie serait imagée, gardée comme une foultitude de souvenirs impérissables. Ses parents lui avaient offert son premier appareil et elle ne cessa de s’en acheter ou d’en demander de plus récents à chaque fois que cela s’avéra possible. Si bien qu’à l’âge de dix ans, la demoiselle en était déjà à son dix-huitième matière, et disposait d’une technologie des plus avancées à ce niveau. Son savoir à propos de cet art s’intensifia en conséquence, et bientôt il ne fut plus possible de parler de photographie avec elle sans qu’elle s’emporte dans des discussions interminables. La petite Angie devait devenir une professionnelle de la pellicule.
Cette fois-ci, elle a quatorze ans et s'est découvert un autre centre d'intérêt : le roller. Jusqu'alors, s'il était un amusement comparable à quelques passe-temps, ce n'est plus le cas. Il est d'autant plus rare de croiser Angéla sans ses patins qu'il n'existe qu'une seule chose au monde à laquelle elle tienne davantage : son appareil photo. Et que vous le vouliez ou non, à cette époque, en plus de se mettre sérieusement au sport de glisse, la jeune hongroise est grande. Oui, grande, bien plus que la majorité des jeunes de son âge. Bon, il ne faut pas exagérer pour autant. Elle est une fille, elle est mince, vraiment mince, ses formes d’adolescente commencent à se faire réellement remarquer, et son allure n’est pas disgracieuse, loin de là. Simplement, elle fait bien cinq centimètres de plus que ses camarades masculins, de manière générale. Le point positif est certainement qu’elle peut photographier à peu près tout ce qui lui plait, parvenant même à prendre des clichés en plongée, par-dessus des endroits inaccessibles à ses comparses, et qu’elle se démarque inévitablement. Le seul point néfaste est qu’elle n’échappe pas à la vue de ses professeurs, parents, et autres individus qui voudraient lui remettre les idées en place. Admettons qu’elle soit du genre surexcitée, toujours au cœur de l’agitation et fasse rire autant que certains la trouvent désagréable. Sa réputation d’enfant hyperactive fut vite faite. Bien entendu, il n’en était rien. La demoiselle aimant la vie et la trouvant infiniment belle s’en délectait, voilà tout. Mais vous savez, puisque tout le monde est un peu paranoïaque et névrosé, il est difficile pour les adultes de voir autre chose que de l’anormalité chez leur enfant lorsqu’il garde encore un tant soit peu d’humanité qu’ils n’ont plus, et qu’il l’exprime. Angéla fut suivie par un psychologue quelques temps, mais il ne diagnostiqua strictement rien de gênant dans son comportement. Elle était obsédée par la photographie et certainement une bonne vivante, mais voilà tout.
À partir de maintenant, les études de la jeune fille vont l’orienter vers la photo. Ou plutôt, elle va se trouver désorienter et retrouver toute seule la voie de sa passion. Parce qu’il n’est pas possible de vivre selon ses désirs et sa volonté d’après ses parents, ou parce qu’il faut peut-être trouver un travail plus sécurisant et réaliste, la demoiselle d’Europe de l’Est hésita un moment. Oh, elle ne se posa pas longtemps de question quand à la véracité de leurs propos ou non. Peu importait. Ils devaient avoir raison, mais ne pouvaient décemment pas lui imposer leur propre mode de vie, après tout. Il faudrait trouver un autre moyen d’agir et de se démarquer, tout simplement. La lycéenne s’évertua à pratiquer son art avec intensité mais sans éveiller les soupçons de sa lignée quant à l’abandon de ses études et à la chute de ses résultats scolaires. Elle acheta son centième appareil à l’âge de dix-sept ans et trois jours. S’il est une chose que l’on peut remarquer à propos de la constitution aussi bien physique que morale de la brunette à cette époque, c’est qu’elle est toujours la même. Plus assurée qu’avant, mais toujours aussi délurée, futée et vive, elle n’a pas grandit d’un centimètre depuis son entrée au lycée. La voilà condamnée à stagner autour du mètre soixante-cinq, ce qui n’est pas forcément une plaie. Et son poids, de son côté, oscille entre cinquante deux, cinquante trois, voire cinquante quatre kilogrammes en périodes de fêtes. Mais il est remarquable de constater que la hongroise a su rester svelte et peu donc utiliser son corps comme un véritable allié. Il est son arme. Silencieux, agile, délicieux et enchanteur, il donne une image d’elle fondamentalement angélique. Alors pourquoi ne pas en jouer ?
Il ne fallut pas bien longtemps à la photographe de génie pour se faire remarquer, une fois qu’elle eut quitté son lycée et rejoint une sphère que nous dirons plus « professionnelle ». Prenant à peu près tout et n’importe quoi, mais avec un succès incontestable, elle travailla un temps dans la capitale avant de trouver un certain intérêt au voyage. Prague, citée intolérablement meurtrie. Vienne, illustre témoin d’une époque révolue et regrettée. Berlin, Bonn, Hambourg, Zurich, Milan, et… Venise. Après un parcours photographique qui dura près d’un an, entre l’Europe de L’Est et le centre du continent, la jeune femme pensa qu’une petite couverture de la cité des doges pourrait être profitable et bien plus qu’intéressante. Mais voilà, si y entrer n’est pas un problème, en revenir est une autre paire de manche. Désormais coupée de tout contact avec l’extérieur, l’artiste ne peut pas dire si ce qui lui arrive est une chance ou non. Evidemment, une enthousiaste comme elle ne saurait être arrêtée dans son élan pour si peu. Depuis trois mois qu’elle est à Venise, des centaines de photos de son propre cru ont illustré divers journal, aussi bien pour l’empropagandement que pour les rivaux du parrain. Distribuant ses clichés au plus offrant, mais surtout à celui ou celle qui saura le mieux apprécier son art, on peut dire qu’elle s’adapta plutôt bien à ce nouveau mode de vie loin d’être monotone et déroutant. Finalement, peut-être faut-il la considérer un peu comme une photographe de guerre, une témoin impartiale de son temps. Bien qu'elle ne se prenne pas forcément au sérieux et fasse toujours preuve d'un humour enfantin lorsqu'elle traverse la cité à toute allure sur ses rollers, elle reste une pro. Et c'est pour cela qu'elle sait ce qu'elle fait. Probablement aussi est-ce une des principales raisons qui fait qu'elle a toujours échappé à ses poursuivants. Du style, et de la maîtrise. Aimant ses contemporains et restant indéfiniment la même, Angéla a su se faire connaître tout en échappant à la mafia qui ne la voit pas toujours d’un très bon œil. Si elle est toujours sur le coup et ne cache pas son envers de montrer toujours l’envers du décor, il serait peut-être utile de se demander ce qui peut mijoter dans sa jolie petite tête actuellement. Il n’est pas dit qu’une charmante jeune fille comme elle ne pourrait pas rendre le parrain mécontent…