Un petit garçon était debout au milieu des décombres. À cet endroit, quelques minutes plus tôt, se tenait un petit immeuble de trois étages, vieux et délabré. Le petit garçon avait grandi dans l’appartement du premier étage. Il leva les yeux. Là, il y aurait du y avoir la fenêtre qui donnait sur sa chambre. On voyait le ciel, maintenant. Il baissa le nez et chercha autour de lui, sans savoir vraiment quoi. Mais il ne pouvait pas rester les bras ballants.
Le petit garçon était sorti jouer. Il avait vu un chien et il l’avait poursuivi. Peut-être voudrait-il s’amuser avec lui ? Il avait enfin rattrapé l’animal lorsque l’immeuble avait explosé. Il s’était couché sur le sol par réflexe. Puis il s’était relevé et s’était retourné. Derrière les longues mèches qui recouvraient la moitié de son visage, ses grands yeux bleus s’étaient écarquillés. La bouche légèrement entrouverte, il avait regardé le rideau de poussière et de fumée s’écarter pour révéler enfin la scène. Une scène d’horreur et de désolation. C’était un très vieil immeuble. Dans un quartier isolé. Ses parents et lui en étaient les seuls colocataires. Au moins n’y avait-il pas d’autres victimes.
Le petit garçon avait repensé à ses parents. Ils étaient tous les deux très grands et très blonds. Ils étaient toujours gentils avec lui. Sauf quand il faisait une bêtise. Son papa lui parlait en suédois, et il jurait en suédois aussi. Sa maman lui parlait en italien, parfois en anglais, toujours avec un fort accent. Le petit garçon parlait un très bon suédois, comme celui dans les livres. Son italien, en revanche, laissait à désirer. Même quand il serait plus grand, on aurait l’impression d’entendre parler un gamin. Le petit garçon savait qu’il n’était pas né en Italie. Mais il était très petit lorsque ses parents et lui étaient arrivés ici. Parfois, quand son père s’énervait, sa mère lui disait toujours : « Detta är vårt hem nu. » C’est ici chez nous, maintenant. Notre maison, c’est ici.
Il n’y avait plus de « maison ». Il n’y avait plus de « chez nous ». Il n’y avait même plus de « nous ».
Le petit garçon renifla bruyamment, et une odeur bizarre attira son attention vers un coin plus calciné des décombres. On aurait dit que quelqu’un avait fait cuire de la viande… Le garçon s’en approcha et enleva quelques débris pour voir. Ce qu’il trouva le dégoûta. Mais il se força à s’en approcher davantage. Peut-être était-ce un bout de ses parents. Il n’avait pas le droit de les renier maintenant. Il se pencha par-dessus et fouilla autour. Il découvrit d’autres restes calcinés. Il fronça le nez à cause de l’odeur et chercha quoi en faire. Il était trop jeune pour avoir la force de les tirer des décombres et les enterrer quelque part. Il pouvait faire brûler ce qui restait, mais il n’avait pas de briquet. Un geignement à ses pieds attira son attention sur le chien de tout à l’heure, qui l’avait suivi. Le chien renifla lui aussi les corps calcinés. Mais contrairement à l’enfant, il avait plutôt l’air d’aimer ça. Quand le garçon comprit ce qu’il était en train de faire, il l’éloigna avec un coup de pied.
« Dégage ! Les touche pas ! »Le chien n’avait que la peau sur les os. Il s’enfuit la queue entre les pattes. Le garçon se retourna vers les corps et décida de les recouvrir avec les débris qu’il trouvait autour de lui, pour qu’aucun autre animal ne vienne les toucher. Quand il eut fini, le soleil était près de se coucher dans le ciel. Il vit alors des hommes sortir des ruelles avoisinantes. Ce n’étaient pas des civils. Le petit garçon se redressa et, d’une main salie par la poussière, repoussa la longue mèche de cheveux blonds qui lui tombait dans les yeux, pour mieux voir les inconnus. Sa maman disait toujours qu’il avait de beaux cheveux. Ce matin, elle avait dit qu’ils étaient devenus trop longs et qu’elle les allait les lui couper un peu. Cela n’arriverait pas. Le garçon resta immobile. À bien y réfléchir, sa maman avait aussi insisté pour qu’il sorte jouer, ce matin-là… elle avait insisté. Beaucoup. Son papa et sa maman savaient-ils des choses que lui ignorait ?
« Vem är du ? »Il avait sans réfléchir parlé dans sa langue maternelle. Les hommes l’entouraient à présent. Ils parlaient tous italien. Sauf un, qui s’avança dans le cercle et répondit en suédois :
« Din nya familj. Kom med oss. »- Spoiler:
[Traduction selon Google : (1) Qui êtes vous ? (2) Ta nouvelle famille. Viens avec nous.]
* * *
Karin avait cinq ans. Et à cet âge-là, il y avait beaucoup de choses qu’elle ne comprenait pas. Premièrement, qui étaient ces gens qui étaient entrés chez elle l’autre jour, et pourquoi lui avait-on dit de se cacher ? Où étaient ses parents et son petit frère ? Et quel était cet endroit ? À travers la vitre, elle voyait d’autres enfants. Des enfants aux visages tristes et mornes. Elle n’aimait pas cet endroit. Qui étaient ces gens habillés comme des médecins ? Et surtout, surtout… pourquoi devait-elle se coltiner ce gamin bizarre qui n’était même pas son frère ? Elle jeta un regard au garçon blond à ses côtés. Les grandes personnes d’ici leur avaient donné le même nom de famille. Était-ce parce qu’ils étaient arrivés en même temps ici ? Parce qu’ils avaient les mêmes cheveux ? Elle ne le connaissait même pas… et elle avait déjà un frère ! Il s’appelait Robin. Pas Phoenix. C’était un prénom, ça ? C’est ce qu’il avait dit… Phoenix. C’était bizarre. Autour d’eux, des dames qui ressemblaient à des secrétaires s’affairaient sur des tonnes de papiers.
« Voilà. Le dossier "Capelli." »
« Comment a-t-elle dit s’appeler ? »
« Karin Eva. Et lui… »La dame feuilleta un instant ses papiers.
« … Phoenix Darin. »
« C’est de quelle origine, ça ? »Un monsieur entra au même moment avec des papiers qu’il tendit aux dames.
« Suédois. La petite est italienne. Débarrassez-vous de ça. »Karin sentit soudain monter une grosse bouffée de colère. Pourquoi ne lui expliquait-on rien ? Elle savait qu’elle était petite, mais… elle pouvait comprendre ! Elle voulait savoir ! Sa colère s’intensifia lorsqu’elle se tourna vers l’autre, Phoenix, et qu’elle vit qu’il ne pleurait même pas. Alors qu’elle avait envie de se rouler en boule dans un coin et de pleurer des heures, et des heures, en appelant ses parents. Une des dames leur fit signe d’avancer, et ouvrit la porte. De l’autre côté, il y avait un couloir. Avec des enfants… des enfants plus jeunes qu’elle, et aussi plus vieux. Elle jeta un regard en biais au blondinet qui marchait à côté d’elle.
« T’as quel âge ? »Il sursauta en l’entendant s’adresser à lui, comme s’il ne l’avait pas encore remarquée. Cela énerva Karin.
« J’ai sept ans. »
« Sept ans !? »Avec sa taille et son air de bébé, elle lui aurait donné nettement moins. La dame se retourna et les gifla tous les deux. Le choc passé, Karin releva ses yeux embués en se tenant la joue. Elle ne comprenait pas. Un regard vers Phoenix lui apprit qu’il était aussi surpris qu’elle.
« Silence ! Ici, il y a des règles. Vous feriez bien de vous y habituer… »
*
« Me touche pas. »Karin avait les larmes aux yeux, mais ce n’était plus de la tristesse. C’était de la rage. Et Phoenix ne faisait rien pour arranger les choses.
« Te toucher ? Mais qu’est-ce que tu crois, pauvre débile ! J’ai pas besoin de réconfort ! »Il la regarda sans rien dire, comme si cette pensée ne lui avait absolument pas traversé l’esprit. Pourtant, quand elle était entrée dans le dortoir, la joue enflammée par une énième gifle, il était immédiatement venu vers elle, comme pour la consoler. Et puis elle avait fait mine d’ouvrir les bras, et il avait dit : me touche pas. C’était quoi cette obsession, chez lui ? Ils se connaissaient depuis assez longtemps, non ? Elle avait même fini par être d’accord de faire semblant d’être sa sœur… Alors pourquoi était-il aussi distant ?
« Tu m’énerves, Phoenix ! C’est quoi ton problème ? Pourquoi tu veux pas qu’on te touche ? »Il haussa les épaules. Quand elle fut plus un peu plus âgée pour comprendre ce genre de choses, elle se demanda s’il n’avait pas subi un traumatisme avant son entrée à l’orphelinat d’
Angelo Sacro. C’aurait pu avoir lieu sur place, aussi. Mais Karin savait qu’il n’avait pas subi ce genre de sévices. Premièrement parce qu’il disait lui-même qu’il ne se souvenait pas quand il avait commencé à être comme ça, mais que c’était déjà le cas avant l’orphelinat. Deuxièmement parce que, si justement on l’avait touché ici, elle l’aurait su. De toute manière, aucun « éducateur » ne levait jamais la main sur lui. Pas depuis le premier jour. Parce que Phoenix faisait toujours tout comme il fallait. Karin ne savait pas si c’était parce qu’il aimait obéir, ou parce qu’il ne voulait pas prendre le risque d’une punition, à cause de cette… espèce de peur du toucher. Elle se demandait si ses parents ne l’avaient jamais pris dans leurs bras. Ce serait triste. Phoenix disait qu’il ne se souvenait pas mais que ça lui était égal maintenant.
Elle sursauta. Il venait de lui tapoter la tête. Comme il l’aurait fait avec un gentil chien.
« Pleure pas. »
« J’pleure pas, débile ! »
« Ouais. »Elle le regarda d’un air critique. Quel idiot. Mais au fond… au fond elle l’aimait bien. Il ne prenait pas beaucoup de place. Il était discret. Il l’écoutait toujours quand elle parlait. Ouais.
Au fond. Elle l’aimait bien. Ce blond débile.
*
« J’aime pas le tatouage. »Phoenix releva le nez. Il était occupé à monter et démonter une arme le plus rapidement possible. Karin le chronométrait. L’adulte qui supervisait les opérations était occupé plus loin. En temps normal, Karin ne se permettait pas de parler en pleine « leçon ». Depuis le temps, elle avait appris à imiter son « frère » et elle se montrait discrète. Mais contrairement à lui, elle songeait intérieurement à s’évader. Par n’importe quel moyen. Tandis que Phoenix, lui… il n’avait pas eu l’air plus emballé que ça quand elle lui avait parlé de son plan. Phoenix, justement, haussait les sourcils.
« Qu’est-ce que tu lui trouves ? »
« Je sais pas. J’aime pas, c’est tout. »
« Tu changeras peut-être d’avis quand tu l’auras. »Karin jeta un coup d’œil vers le surveillant.
« Je l’aurai pas. Je me barrerai avant. »
« Fais gaffe à ce que tu dis, Karin. »C’était rare qu’il ait l’air aussi sérieux. Elle crut qu’il la menaçait :
« De quel côté tu es, Phoenix ? »
« Du tien. Fermes-la. »Le surveillant passait derrière eux au même moment.
*
Phoenix la couvrait. Pour une fois, ce n’était pas lui qui dépendait d’elle, mais le contraire. Il fallait dire que l’imbécile de service qui lui servait de frère était hyper dépendant, en fait. Il ne le montrait pas mais elle savait bien que, sans elle, il serait un peu perdu. Au début. Elle était sûre qu’il s’en sortirait.
« Tu es sûr que tu ne veux pas venir avec moi ? »
« Non. Et puis ce sera plus facile de t’évader si je t’aide. »Dans le cas contraire, elle n’avait aucune chance, en fait. Malgré toutes ces années à vivre et à souffrir ensemble à l’orphelinat, Karin ne connaissait que très peu son demi-frère, comme elle l’appelait. Elle ne savait pas ce qui le poussait à rester ici. Elle se rendit soudain compte qu’en fait, ce serait sûrement elle qui aurait le plus de mal à s’en sortir, sans lui. Mine de rien, il l’avait toujours protégée et défendue, même si c’était dans l’ombre. Phoenix n’aimait pas se mettre en avant.
« Je te promets qu’on se reverra. »
« T’as intérêt. T’as des tonnes de dettes envers moi. »
« Débile. »Phoenix sourit. Un sourire franc et sincère, un sourire que Karin n’avait jamais vu auparavant. C’était la première fois qu’il souriait normalement. La dernière aussi, mais cela Karin l’ignorait. Si elle avait su le coup d’état qui se préparait, et la reprise de la maison
Angelo Sacro par le nouveau Parrain, elle serait peut-être restée. Phoenix était bizarre depuis ce renversement de situation. Enfin, plus qu’il ne l’était déjà avant. Encore une chose qu’elle ne comprenait pas… Mais pour l’heure, elle se concentrait sur son évasion. Soigneusement organisée, à la seconde près, par Phoenix et elle. Surtout elle, en fait, car la réflexion n’était pas le genre de Phoenix… lui se consacrait aux « détails techniques ».
« Je m’occupe des deux gardiens. Attends-moi à l’étage inférieur. »
« On fait comme on a dit », acquiesça-t-elle.
Une minute et cinquante secondes plus tard, elle le retrouvait devant l’une des entrées secondaires. Celle du personnel. Moins gardée que l’entrée principale. On se demanderait tout de même comment une personne seule avait fait pour éliminer tous les gardiens en si peu de temps. Karin avait repoussé le problème jusqu’au dernier moment. Mais Phoenix le lui rappela :
« Ce sera louche. »
« Je sais… qu’est-ce que tu proposes ? » demanda-t-elle en comprenant qu’il avait une idée bien précise en tête.
« Ta façon de tirer, de frapper. Ton style. On a le même. »
« Et ? »
« Frappes-moi. »Lorsqu’elle comprit où il voulait en venir, elle fit deux pas en arrière. Non. Faire croire que c’était elle qui avait éliminé les gardiens. Qu’il avait essayé de l’arrêter mais qu’elle l’avait mis hors d’état de nuire. On le punirait pour avoir échoué, mais personne ne saurait qu’il avait contribué à son évasion et il ne serait pas tué. Lui, son frère… ? Tout le monde savait quel lien les unissait. Ils étaient incapables de se faire du mal l’un à l’autre. Sauf si… sauf si Karin tentait de s’évader, car il était de notoriété publique qu’elle était la rebelle du duo, tandis que Phoenix, lui, respectait le règlement à la lettre, et ce depuis toujours. La jeune fille sourit nerveusement.
« T’es moins bête que t’en a l’air, en fait. »Il ne répondit pas mais lui mit son arme dans les mains, la crosse à l’extérieur, et se pencha légèrement en avant.
« Frappes-moi, Karin. »Elle hésita. Mais ces quelques secondes étaient précieuses… Phoenix l’attrapa par le bras et la secoua violemment.
« Frappes, j’ai dit ! »Karin était sous le choc, moins par la violence de son geste que parce qu’il ne l’avait jamais touchée auparavant. Cela faisait neuf ans qu’ils vivaient ensemble. Elle ne pouvait pas le toucher. Elle ne réagit pas tout de suite. Il la secoua plus fort.
« FRAPPES ! »Elle frappa.
*
Elle avait quinze ans au moment du coup d’état. Lui dix-sept. Sa formation était presque achevée lorsque le Parrain s’était accaparé l’école pour jeunes tueurs et ceux qui en sortaient. Cela faisait trois ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Depuis son évasion, en fait. Karin se demandait ce que son demi-frère était devenu. Il travaillait sûrement pour le Parrain actuel. C’était la suite logique des choses. De toute manière, un Hitman était formé pour tuer. Il vivait pour tuer. Elle-même avait du mal à se débrouiller depuis sa fuite, parce qu’on ne lui avait jamais rien appris d’autre. Alors Phoenix, qui obéissait si bien aux ordres… La jeune femme se rendit à l’adresse que son informateur lui avait vendue après moult discussions et transactions. C’était un immeuble plutôt minable, en réalité. Elle s’attendait à mieux. Mais elle sonna. Après un temps, Phoenix ouvrit. Son imposante silhouette se découpa dans l’encadrement de la porte rongée par les mites. Il n’avait pas changé. Toujours aussi grand. Toujours aussi blond.
« Phoenix. »Il marqua un temps d’arrêt en la reconnaissant. Elle avait coupé et teint ses cheveux. Puis il sourit, de son petit sourire sadique qu’elle l’avait toujours vu aborder à l’orphelinat.
« Tu m’as manqué » dit-il.
Karin se retint de se jeter dans ses bras. Jamais il n’accepterait ça. Et pourtant elle en mourrait d’envie. C’était son frère, son ami ! Jamais elle ne s’était rendue compte à quel point il lui avait manqué avant de le revoir. Jamais il ne lui avait manqué autant qu’en cet instant. Intouchable. Il du remarquer son dilemme car il se pencha légèrement en avant. Elle comprit.
« Toi aussi, tu m’as manqué » dit-elle en se haussant sur la pointe des pieds.
Elle lui tapota la tête.
*
« 'Tain Phoenix, t’es grave ! Tu changeras jamais ? »Phoenix baissa le nez, penaud. Karin était satisfaite de savoir qu’elle avait toujours autant d’influence sur lui. Mais elle ne le laissa pas transparaître et le dévisagea durement.
« Pourquoi est-ce que tu as frappé cette fille ? » dit-elle en tendant le doigt au-delà de la rue.
Une prostituée se plaignait auprès de son proxénète. Phoenix grimaça.
« Tu sais bien… elle m’a touché. »
« Elle fait juste son métier, pauvre débile ! »
« Je sais… Mais… »
« Non mais franchement, t’avais qu’à refuser poliment. Elle t’aurait pas fait de mal ! Tu pensais quoi, qu’elle allait te violer ? »
« Me quoi ? »Karin grinça des dents. Non. Il faisait exprès. Il la faisait marcher. Il ne pouvait pas… être stupide à ce point. Elle eut tout de même un doute. Après tout, ce n’était pas un sujet qu’ils avaient abordé ensemble. Elle le jugeait assez grand pour mener ses petites affaires de son côté. Mais si ça se trouvait…
« Te violer », répéta-t-elle en détachant chaque syllabe, certaine qu’il allait lui sourire pour montrer qu’il avait compris.
Aucune réaction.
« Phoenix, tu… »Elle se tut. Réfléchit un instant. Puis s’éclaircit la gorge et, sur le ton qu’emploierait un père avec son fils, déclara :
« Je crois qu’il est temps que nous ayons une discussion d’adultes, toi et moi. Après tout tu as vingt-et-un an. Phoenix, dis-moi… »Il était tout ouïe. C’était déjà ça.
« … tu sais comment on fait les bébés, pas vrai ? »Intérieurement, elle priait pour qu’il dise oui. Mais là encore, aucune réaction.
Il me fait marcher. C’est évident. Il ne peut pas… Ce type n’est pas humain. C’est là qu’elle remarqua son regard. Ses yeux étaient étrangement dilatés. Elle crut un moment que c’était à cause du sujet qu’ils venaient d’aborder, mais remarqua qu’il fixait quelque chose derrière elle. La prostituée… elle saignait. Phoenix fit un pas en avant. Mais Karin avait de bons réflexes. Ni une ni deux, elle se retourna et lui décocha un high-kick à l’arrière de la nuque. Dodo, frangin.
*
« C’est bon, t’es calmé ? »
« … Je saigne. »
« Bon. Je repasse dans une petite heure, alors. Ça te va ? »Pas de réponse. Elle se décolla de la porte de son appartement et quitta l’immeuble.
*
« Non, franchement… tu ne l’as jamais fait ? »
« De quoi tu parles ? »
« Tu sais de quoi je parles. »
« Toi, tu l’as déjà fait ? »
« Mais quel débile. C’est pas toi qui pose les questions ! »
« Ok mais soit plus claire. »
« Phoenix, tu ne peux pas… enfin si, tu pourrais mais… Ah non laisse tomber en fait, j’ai pas envie de savoir comment tu te débrouilles avec… ça. »
« T’as qu’à m’apprendre. »
« Non. »
« … Ok. »Il déboutonna sa chemise et la laissa tomber par terre. On avait de la peine à déterminer si elle était plus ou moins sale que le sol de la chose qui lui servait de cuisine. Karin ramassa la chemise en soupirant.
« Bon, d’accord. Mais sois attentif, pour une fois dans ta vie. »Elle ouvrit la porte de la machine à laver et fourra la chemise à l’intérieur.
« Bon, sur ce modèle c’est facile, tout est tactile et elle détecte le type de tissu et la couleur. Tu n’as qu’à appuyer sur START. Tu peux même ajouter d’autres couleurs, aucun risque avec le filtre. »
« Ah, donc je peux mettre mon jeans aussi ? »Il commença à l’enlever mais Karin l’arrêta d’un geste.
« La machine est déjà mise en route, débile. Tu veux pas créer une inondation, non ? »
« Euh… non. »
« Bien. À partir de maintenant, tu sauras le faire tout seul ? »
« Oui. »
« C’est bien. Je suis fière de toi » ajouta-t-elle en lui tapotant la tête.
Phoenix lui adressa son plus beau sourire de sadique.
*
« Bon… dis-moi ce qui va pas. »
« Je vais bien. »
« Débile. Je vois tout de suite quand tu me mens. »Phoenix releva les yeux avec un regard minable, du genre gamin qui sait qu’il a fait une bêtise. Karin s’attendait au pire. Est-ce qu’il avait défoncé une gentille grand-mère qui lui avait tapoté le bras, aujourd’hui ? Mais il marmonna, le nez dans ses couvertures :
« Me sens seul. »
« … Pardon ? »
« Me sens seul. »
« Phoenix… »
« Je me sens seul, voilà. C’est pas cool quand t’es pas là. J’aime pas être seul. »Voyant qu’elle l’écoutait, il enchaîna :
« À… à l’orphelinat ça allait, y’avait toujours plein de monde. Mais depuis que… Enfin, j’aime pas quand t’es pas là. Et les autres gens c’est pas pareil, ils ont peur. »
« Tu m’étonnes. »Il baissa le nez. Il avait l’air honteux. Karin eut pitié de lui. Elle s’assit sur le lit à ses côtés.
« C’est… c’est pas vraiment de ta faute. Ton plus gros problème, c’est que tu refuses que les autres t’approchent. Tu mets trop de distance entre eux et toi. »Et elle ne parlait pas de cette stupide phobie. Phoenix était toujours si… étrange. Renfermé… Normal pour un Hitman, en fait. Mais s’il ressentait réellement la solitude… Son regard s’illumina soudain, et elle crut qu’il avait compris. Mais… non. L’instant d’après, Karin agonisait à demi, enserrée dans les étaux qui servaient de bras à son frère, collée contre son torse. Elle tenta d’inspirer profondément pour ne pas mourir étouffée, et une odeur qu’elle ne connaissait pas lui emplit les narines. Celle de Phoenix.
« Que… qu’est-ce que tu fais, exactement ? » articula-t-elle.
« Je mets moins de distance ! » déclara-t-il joyeusement.
Elle fit un geste pour se dégager. Mais il fut plus rapide. Son regard s’assombrit :
« Me touche pas. »Karin faillit hurler. Ce garçon était irrécupérable.
« Je t’aime, tu sais. »
« … »
« … »
« Moi aussi, je t’aime… débile. »Phoenix sourit, mais Karin ne pouvait pas le voir.
« Est-ce que tu peux me lâcher, maintenant ? Tu me fais mal… »
* * *
« Phoenix, je vais m’enfuir à nouveau. Je quitte Venise. Et cette fois, je veux que tu viennes avec moi. »Oui. Il avait dit oui. Il avait accepté. Il savait, pourtant, les risques qu’ils encourraient. Elle avait plus de chance de s’enfuir seule. Mais il n’aurait pas supporté de vivre loin d’elle. Alors il avait accepté. Et maintenant, voilà où ils en étaient.
Phoenix, dans un entrepôt appartenant au Parrain. Entouré par des anciens collègues, presque des amis. Mais aucun d’eux ne comptait, comparé à elle. Karin, attachée sur une chaise les yeux bandés. Bâillonnée, alors qu’un autre mafieux pointait une arme sur elle. Prêt à faire feu.
« Ne fais pas ça » articula-t-il lentement, péniblement.
Il y avait du sang. Partout. Mais il ne devait pas perdre le contrôle, où il risquait de blesser Karin. Dans ces moments-là, plus rien ne comptait. Plus rien ne comptait. Amis ou ennemis, peu importait. Seule l’odeur du sang l’emportait. Si jamais il lâchait prise… il se retrouverait emprisonné dans un tourbillon de chocs, de cris et de rouge. Un tourbillon de feu rouge sang qui l’emporterait comme une feuille, dans une danse endiablée et mortelle.
« Tu connais les règles, Phoenix. Et elle aussi. On ne quitte pas les rangs du Padrino comme on quitte un club de lecture. »Les autres rirent, comme si c’était la blague du siècle. Karin laissa échapper un sanglot. Et l’homme tira. Puis plus rien. Son corps était là, immobile, mais elle n’était plus. Il n’avait pas pu la sauver. Il n’avait même pas pu lui demander pardon pour ne pas avoir réussi à la protéger comme elle l’avait fait avec lui toutes ses années. Il n’avait pas pu lui dire au revoir. Il n’avait même pas pu croiser son regard une dernière fois. Plus rien. Phoenix tomba à genoux. L’horrible réalité avait du mal à s’insinuer en lui. Non, plus rien… La seule chose qui le raccrochait encore à cette réalité, justement, c’était ce qui le touchait physiquement. La sueur, qui perlait à son front. Ce goût amer, au fond de sa bouche. Ce sang, à ses narines… ce sang.
Plus rien ne comptait.
Il lâcha prise.
Danse, Phoenix. Danse au milieu des flammes.